Que se passe-t-il en Turquie ?

Depuis 48h, Istanbul est sous pression. Les manifestations contre la construction d’un centre commercial avaient commencé vendredi par un sitting pacifique mais ont été violemment réprimées par les forces de l’ordre, qui ont usé de gaz lacrymo et brûlé les tentes des manifestants. La colère s’est alors emparée du peuple : le mouvement a pris de l’ampleur, notamment grâce aux réseaux sociaux qui ont relayé l’information, et une véritable vague populaire s’est élevée contre le gouvernement.

« De retour de Taksim. La place a été conquise vers 15 heures, c’est magnifique. Tout le monde y fait la fête. Les flics ont évacué vers Besiktas où ça pète énormément en ce moment. Les combats devraient reprendre dans la nuit à Taksim. Des barricades se montent partout. Je suis à vol d’oiseau à un kilomètre au-dessus de Besiktas et la lacrymo rentre chez moi. Au vu du nombre de personnes dans les rues, je dirais qu’il y a plus d’un million de personnes dehors, voire plus. Merci pour votre soutien et pour avoir partagé les photos c’est cool. La bizette. »

« Aux dernières nouvelles, on a gagné à Besiktas. Les flics ont battu en retraite. Concernant les produits utilisés par la police contre les manifestants, nous avons trouvé des douilles et il semble que ce soit des gaz lacrymogènes bien plus puissants que les premiers utilisés. Le problème, c’est que les informations sur la douille sont volontairement effacées. Hier, j’ai récupéré une douille de lacrymo où toutes les inscriptions sont présentes. Enfin, les rumeurs circulent en ce moment sur une tentative d’encerclement de la place Taksim par la police qui s’est repliée. Les manifestants renforcent les barricades et se préparent à tenir toute la nuit. Je vais aller me reposer un peu la nuit dernière a été très longue. » Voici les dernières notes de Joachim Bel Mokhtar, qui couvre les événements pour Turkish Time, à Istanbul.

La discrétion des médias français sur les troubles en Turquie n’est pas anecdotique. Elle révèle la solidarité étonnante entre les régimes occidentaux et l’islamo-libéralisme prôné par le Qatar (non sans ambivalence), les Frères Musulmans (Égypte), Ennahda (Tunisie) et l’AKP de Erdoğan (Turquie).

Drapeau rouge, croissant vert

Le silence nous laisse dans l’impossibilité de vérifier des rumeurs, dont on ne sait quoi penser : sur les réseaux sociaux, de jeunes Turcs rescapés des affrontements de Besiktas affirment que la police utilise des substances toxiques pour contenir les manifestants — ou au mieux, les apeurer.

Tout a commencé très tôt, vendredi matin, par un sitting pacifique dans le parc Gezi. Le gouvernement a voté la destruction du parc pour y construire un centre commercial. À 5 heures du matin, la police décide de charger et d’évacuer les manifestants avec une grande violence. L’information s’est répandue par les réseaux sociaux, les militants associatifs ont afflué pour prêter main forte aux manifestants et dénoncer la politique du gouvernement islamo-libéral au pouvoir depuis 11 ans.

Les forces de l’ordre maintiennent certains quartiers en quasi état de siège. Les grands axes qui mènent à la place Taksim sont verrouillés par la police. Depuis 24 heures, la révolte s’est propagée à d’autres villes du pays, comme à Izmir, Antalya ou la capitale Ankara. Dans la capitale turque, la police est parvenue à contenir des manifestants qui voulaient marcher sur le Parlement.

Sire, c’est une révolution !

La faiblesse de la couverture médiatique et le blackout partiel (« Internet et Twitter semblent avoir été coupés à plusieurs reprises » nous a affirmé Joachim, sans bien savoir s’il s’agissait d’un trop plein du réseau ou d’une volonté étatique) mis en place par les autorités empêchent de dresser un quelconque bilan crédible : hier en fin de journée, le gouverneur de la ville Huseyin Avni Mutlu a évoqué 12 personnes hospitalisées vraisemblablement bien loin du bilan réel. Au moins 63 personnes avaient déjà été interpellées.

Il y a quelques heures, les manifestants ont repris la place Taksim, les policiers se sont repliés dans le quartier de Besiktas. Si l’armée, qui tient une place si particulière dans la société turque, reste pour l’instant en retrait, veillant tout juste ponctuellement à protéger les citoyens contre le gaz ou les charges, son commandement tient sans doute les clefs de la Grande Porte.

Témoignage d’un étudiant sur place

Comment as-tu vécu les derniers jours ?

Des mots d’ordre de rassemblement se sont répandus. On voulait aller à Taksim mais les flics bloquaient les accès. Dans le quartier Osmanbey, les flics avaient deux chars anti-émeutes, certains sur les toits avaient des lances à eau, ils gazaient beaucoup et ça créait des mouvements de panique. On a récupéré tout ce qu’on pouvait pour en faire des barricades et, dès qu’on pouvait, on avançait au maximum… Aujourd’hui, plus de 2 millions de personnes ont convergé vers la place.

Il paraît que l’armée a aidé les manifestants ?

L’hôpital militaire faisait distribuer des masques de chirurgie, c’est mieux que rien. L’armée a tout de même fait savoir que si ça continuait, elle protégerait les manifestants contre la police : c’est très lourd de sens. Au contraire, certaines enseignes comme Starbucks ont grillé leur entrée alors que d’autres ont accueilli les blessés et les gazés.

Peut-on s’attendre à un printemps turc, sur le modèle des printemps arabes ?

Pour le moment, c’est une révolte mais hier, il y avait une ambiance extraordinaire, j’ai compris ce que voulait dire l’expression un « vent de liberté ». On entendait les gens hurler : « Gouvernement, démission ! », « Police assassins », « Nous ne laisserons pas passer le fascisme ! », « Nous sommes les soldats de Mustafa Kemal ! ». Les gens s’en sont aussi pas mal pris aux médias, j’ai vu des camions de télé détruits avec des tags « menteurs », « vendus » etc.